Me voilà en train de tenir le journal à la hauteur de Morrie, pour qu’il puisse lire :
Je ne veux pas qu’on inscrive sur ma tombe : « Je n’ai jamais possédé une chaîne de télévision. »
Morrie éclate de rire et puis secoue la tête. Derrière lui, le soleil matinal entre maintenant par la fenêtre, et tombe sur les fleurs roses de l’hibiscus posé sur son rebord. C’est une citation de Ted Turner, le milliardaire des médias, fondateur de CNN. Il se plaint de ne pouvoir mettre la main sur la chaîne CBS, et de rater ainsi le contrat du siècle. J’ai apporté cet article à Morrie, ce matin. Si un jour Turner se trouvait dans la même
situation que mon vieux professeur, avec le souffle qui s’amenuise, le corps qui se pétrifie, si ses jours diminuaient l’un après l’autre, comme si on les barrait sur un calendrier, serait-il vraiment capable de pleurer pour une chaîne de télévision ?
« C’est toujours la même histoire, Mitch, dit Morrie. On investit dans des choses qui n’en valent pas la peine, et on finit par mener des vies décevantes. Je pense que nous devrions parler de cela. »
Morrie est particulièrement concentré. Il a ses bons et ses mauvais jours maintenant. Aujourd’hui est un bon jour. La veille au soir, un groupe de chanteurs a capella est venu lui faire l’aubade. Il me raconte la soirée avec enthousiasme comme si les Ink Spots eux-mêmes lui avaient rendu visite. Morrie a toujours eu l’amour de la musique, même avant sa maladie, mais maintenant ce sentiment est devenu si intense qu’il l’émeut aux larmes. Parfois, le soir, il écoute de l’opéra, les yeux fermés, se laissant porter par la magnificence des voix, tantôt profondes, tantôt aériennes.
« Comme j’aurai aimé que tu entendes ce groupe, hier soir, Mitch. Quelles voix ! »
Morrie a toujours aimé les plaisirs simples, chanter, rire, danser. Maintenant, plus que jamais, les choses matérielles ont perdu de leur importance à ses yeux. Quand les gens meurent, on entend toujours cette expression : « vous ne l’emporterez pas avec vous. » Morrie le sait, semble-t-il, depuis bien longtemps.
« Il y a une sorte de lavage de cerveau dans ce pays, soupire Morrie. Tu sais comment on s’y prend pour laver le cerveau des gens ? On répète sans arrêt la même chose. C’est ce qu’on fait dans ce pays. C’est bien d’avoir des choses à soi. C’est bien de gagner toujours plus d’argent, de posséder de plus en plus, de vendre et d’acheter toujours plus. Toujours plus. Toujours plus ! C’est ce que nous répétons, et qu’on nous répète sans cesse jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour penser autrement. L’Américain moyen a l’esprit tellement embué par tout cela qu’il n’a plus la moindre idée de ce qui est vraiment important.
« Partout dans ma vie, j’ai rencontré des gens avides de nouveauté. Avides d’une nouvelle voiture. Avides d’une nouvelle maison, ou du dernier jouet à la mode. Ensuite, ils veulent absolument que vous sachiez : « Devine ce que j’ai acheté ? Devine ce que j’ai acheté ? »
« Tu sais ce que j’ai toujours pensé de cela ? Ces gens sont tellement affamés d’amour qu’ils acceptent n’importe quel substitut. Ils serrent dans leurs bras des choses matérielles dans l’espoir d’être payés en retour. Mais cela ne marche jamais. Aucun bien matériel ne peut remplacer l’amour, la douceur, la tendresse ou le sens de la camaraderie.
« L’argent ne remplace pas la tendresse, pas plus que le pouvoir d’ailleurs. Je te le dis, moi qui suis assis là au seuil de la mort, quand tu en as le plus besoin, ce n’est pas l’argent ni le pouvoir, même si tu en a beaucoup, qui te procurent le bonheur que tu attends. »
Je jette un coup d’œil sur le bureau de Morrie. Il n’a pas changé depuis le premier jour où j’y suis entré. Les livres sont à la même place sur les étagères. Il y a toujours le même vieux bureau couvert de piles de papiers. Il n’y a eu aucune amélioration, aucune remise à neuf dans les autres pièces. En fait à l’exception du matériel médical, Morrie n’a rien acheté de neuf depuis très très longtemps, peut-être depuis des années. Le jour où il a appris qu’il était en phase terminale, il a perdu tout intérêt pour son pouvoir d’achat.
Ainsi, il y a toujours la même vieille télévision, Charlotte a toujours la même vieille voiture, et il en va de même pour la vaisselle, l’argenterie et les serviettes de toilette. Pourtant la maison a changé du tout au tout. Elle s’est remplie d’amour, d’échanges, d’enseignement. Elle s’est remplie d’amis et de proches, d’honnêteté et de larmes. Elle s’est remplie de collègues, d’étudiants, de maîtres de méditation, de thérapeutes, d’infirmières, et de chanteurs a capella. Elle est devenue, dans le vrai sens du terme, une maison riche, même si le compte en banque de Morrie se vide rapidement.
« Dans ce pays, il y a une énorme confusion entre ce qu’on veut et ce dont on a besoin, dit Morrie. On a besoin de manger, mais on veut une glace au chocolat. Il faut être honnête avec soi-même. On n’a pas besoin de la dernière voiture de sport, on n’a pas besoin d’avoir la maison la plus grande.
« La vérité est que ces choses ne nous donnent pas satisfaction. Tu sais ce qui donne vraiment satisfaction ? »
Quoi ?
« Offrir aux autres ce que tu as à donner. »
Vous parlez comme un boy-scout.
« Je ne parle pas d’argent Mitch. Je parle de ton temps, de ton intérêt. Des histoires que tu racontes. Ce n’est pas si difficile. Il y a un centre du troisième âge qui s’est ouvert près d’ici. Des dizaines de personnes âgées viennent là tous les jours. Si vous êtes jeune, homme ou femme, et que vous savez faire quelque chose, on vous invite à venir et à l’enseigner. Supposons que tu connaisses l’informatique. Tu vas là-bas et tu leur enseignes l’informatique. On t’accueille à bras ouverts. Et, on déborde de reconnaissance. C’est comme cela que l’on commence à se respecter soi-même, en offrant ce que l’on a.
« Il existe des tas d’endroits où l’on peut faire cela. Il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de talent. Les hôpitaux et les asiles sont pleins de personnes seules qui veulent seulement de la compagnie. Tu joue aux cartes avec un vieillard solitaire et tu éprouves un sentiment nouveau de respect pour toi, parce qu’on a besoin de toi.
« Tu te souviens de ce que j’ai dit à propos du sens de la vie ? Je l’ai noté, mais maintenant je peux le réciter par cœur. Consacre-toi à l’amour des autres, consacre-toi à la collectivité qui t’entoure, et consacre-toi à la création de quelque chose qui te donne un but et un sens.
« Tu as remarqué, ajoute-t-il avec un large sourire, il n’y a pas la moindre allusion à un salaire. »
Je note quelques uns des propos de Morrie sur un bloc. Je ne veux surtout pas qu’il voit mes yeux, qu’il sache ce que je pense. N’ai-je pas, depuis l’université, passé le plus clair de mon temps à courir précisément après les choses qu’il fustige ? Des jouets de plus en plus grands, des maisons de plus en plus belles. Comme je travaillais dans un milieu d’athlètes riches et célèbres, je me suis convaincu que mes besoins étaient réalistes, et que mes appétits n’étaient que peu de chose à côté des leurs.
Je me cache derrière un écran de fumée, et Morrie ne s’y trompe pas.
« Mitch, n’essaie pas de frimer en face des gens qui ont mieux réussi que toi, de toute façon ils te regarderont de haut. N’essaie pas non plus de frimer en face de ceux qui ont moins bien réussi que toi, ils t’envieront, c’est tout. Cela ne te mènera nulle part. Seul un cœur ouvert te permettra d’être à l’aise avec tout le monde. »
Il s’arrête et me regarde.
« Je vais mourir, n’est-ce pas ? »
Oui.
« Pourquoi crois-tu que j’attache tant d’importance aux problèmes des autres ? N’ai-je pas ma dose de souffrance et de douleur ?
« Bien sûr que j’ai ma dose. Mais si je me sens vivant, c’est parce que je donne aux autres. Ce n’est pas à cause de ma voiture ou de ma maison. Ce n’est pas non plus à cause de ce que je vois dans la glace. Quand je donne de mon temps, quand je réussis à arracher un sourire à quelqu’un qui est triste, jamais je ne me sens aussi bien.
« Fais ce qui te viens du cœur. Tu ne seras pas insatisfait, tu ne seras pas envieux, tu ne chercheras pas à obtenir ce qu’ont les autres. Au contraire, tu seras comblé par tout ce qui te sera donné en retour. »
Il tousse et essaie d’atteindre la petite cloche posée sur la chaise. Après plusieurs essais infructueux, je finis par la prendre et la lui mettre dans la main.
« Merci », chuchote-t-il. Im la secoue faiblement, essayant d’attirer l’attention de Connie.
« Ce Ted Turner, dit Morrie, il n’a rien trouvé de mieux à mettre sur sa tombe ? »
Chaque soir, quand je m’endors,
je meurs. Et le lendemain matin, au
réveil, je reviens à la vie.
Gandhi
Mitch Albom, La dernière leçon
Photo : Fred Goldsmith