Commence alors le long calvaire de l’ignorance : une vie d’homme.
Tout ce qui te rencontre dès lors, tu le prendras pour la réalité absolue. Tous les grimages, tous les masques, toutes les mascarades de la société et ses valeurs, les règles de jeu, les brouillages, les compromissions, tout est dès lors monnaie comptante. Le premier homme et la première femme rencontrés – père, mère – sont tes dieux et marquent ta cire encore molle d’empreintes indélébiles. Leurs blessures deviennent les tiennes. Cent fois la biographie te happe, cent fois tu en réchappes, cent fois elle te reprend pour te moudre et te broyer. Tu dis »ma femme, mon mari, mes enfants, mon chien, ma maison ». Tu dis « mon boulot, ma brosse à dents ». Tu dis « mon foutu caractère, ma veine ou ma déveine, ma carte d’identité, mes habitudes ». Tu le dis mais tu sens bien derrière ces phonèmes l’haleine du vide. Tu sens bien que de tout cela tu n’as rien, que tu tâtonnes dans l’inconnu, les mains tendues, moites, anxieuses. Tu te cognes à des coins de meubles dans des chambres inconnues. Déjà tu ne reconnais plus rien de ce qui un instant plus tôt te paraissait familier, et c’est la peur au ventre, lancinante, qui te reste, bien familière, bien à toi… elle, oui, t’appartient. Elle est tapie dans le gargouillis des entrailles. La même qu’autrefois lorsque tu jouais à colin-maillard avec les enfants des voisins. Chaque fois que tu croyais tenir un pan de vêtement, on te le lâchait, vide, entre les mains ; les rires t’égaraient, les frôlements t’appâtaient, les mains que tu croyais saisir te repoussaient, le tourbillon de l’épouvante grandissait, te vrillait dans un espace de plus en plus trompeur, étroit. Et quand même on finissait par t’ôter le bandeau pour que tu cesses au moins de pleurer, le monde que tu retrouvais était changé. Désormais tu n’avais plus confiance en lui, il t’avait révélé sa face croassante et grimaçante, sa gargouille. Tu n’oublieras plus. La mauvaise mémoire prend grand soin des choses terribles et méchantes. Elle ne les rend plus, elle les conserve au vinaigre de la rancœur.
La biographie te tient longtemps lieu de vie – tu les confonds toutes deux – et l’enfer de cette méprise barre le passage vers l’autre mémoire. Chaque souffrance neuve serre un tour de vis supplémentaire. L’invisible geôlier ricane.
Pourtant ton cœur est généreux. L’espoir te soulève, le désespoir l’écrase – mais la vie te jette d’une falaise à l’autre, de l’espoir au désespoir – et fracasse ton corps entre leurs rochers. Tantôt c’est l’espoir qui te saisit, l’espoir qu’il y a encore quelque chose à sauver et que tu vas y réussir. Il y a en toi une force salvatrice qui t’enlumine mais te rend tout aussitôt impatient, dur, à force d’espoir ! Cette part du monde qui s’oppose à la lumière, tu la pulvériseras. La nouvelle croisade est commencée ! Il existe un espoir qui t’envenime. Voilà ! Sauras-tu un instant supporter cette révélation, y rester assis, les mains sur les genoux, comme les vieux transformés en pierre sur les bancs publics, Sauras-tu supporter la conscience que l’espoir d’un monde meilleur pulvérise ses ennemis, anéantit le monde tel qu’il est, le veut rompu, annihilé ? Espoir féroce des croisades anciennes et neuves !
Mais tout aussitôt c’est le ressac du désespoir qui te reprend. Tu lis dans un quotidien : Montée du fascisme en Europe. Ton cœur lâche. Ténèbres, le monde s’éteint autour de toi. Un voile descend sur toute chose créée – un voile opaque. Le démon s’éveille, s’étire, ronronne dans ce monde de haine, de voracité, de rapacité, descendu si bas qu’aucun soubresaut ne le fera remonter. Cet enfant par exemple, cet enfant que tu observais hier à la terrasse d’un café, l’œil si clair, extasié devant une cascade de bougainvillées, voilà que son père vient l’arracher à sa contemplation et le cale sous son bras comme un sac de farine volé, l’emporte en grommelant des blâmes « tu vois pas que… les gens, les voitures… il ne faut pas ». C’est l’humanité que l’ogre emporte sous le bras dans un grognement de menaces. Tu n’es pas né pour regarder les fleurs mais pour végéter avec nous dans le vase. Il faut que tu le saches. Tu ne vivras pas ! Tu es des nôtres. D’abord viens manger ton escalope ! Mère et père se relaient alors pour pousser entre les lèvres de l’enfant des morceaux de viande qu’il recrache tout d’abord avant de commencer de les mâcher lentement, les yeux perdus dans le vide, vaincu. Voilà de quoi je suis témoin – le désespoir m’englue.
Mais qu’est-ce que j’attends donc sur cette terre ? Un résultat immédiat à mes élans généreux ? Un revirement instantané ? Le salut devrait donc être un laquais qui se présente aussitôt que j’agite la clochette ? Ah, que serait un monde qui répondrait illico au claquement de doigts du petit maître que je suis ? Ah, cesse, cesse d’être ce pantin balloté entre l’espoir et le désespoir ! Fais halte !
(…)
Etre plein d’espoir au cœur d’un désespoir total, appréhender l’unité parfaite de l’espoir et du désespoir ! Même la séparation que tu vis est inévitable, elle n’est pas pour autant l’unique réalité. Quand tu espères, tu es la part du monde qui espère, et quand tu désespères, tu es la part du monde qui désespère ! C’est tout.
Aujourd’hui, en regardant, assise devant ma maison, le vent dans le grand tilleul, j’ai compris que tout est déjà parfait, mieux : que rien n’est pas encore tout à fait parfait, que l’imperfection est le produit de mon esprit, l’écharde d’une attente, d’un espérance vaine dans la chair glorieuse de la Création.
Cela je le savais à quatre ans devant les platanes de la maternelle. Mais pour retrouver la même qualité de ce qu’on avait perçu dès le début, il faut avoir fait le grand, le fou, le féroce détour par l’existence.
La mémoire lumineuse a des racines aériennes dans le passé, elle est vivante, imprévue. Elle ne tire pas en arrière, elle pousse en avant. Elle peut suinter partout où on ne l’attend pas – comme le miel suinte du rocher dans le Deutéronome(32).
Un jour, une saveur sur la langue, un lointain murmure, un trébuchement, un frôlement… Ce qui est certain, c’est que cela passe par le corps, par les sens, jamais par le savoir ou la volonté. Cela vient du fond des coulisses de la vie, de quelque coin empoussiéré, jamais visité, trop négligeable pour être exploré.
La madeleine trempée dans le thé, les pavés inégaux de l’hôtel Guermantes, la façon qu’a une inconnue d’écarter une guêpe de son front, (…)
La vraie vie entre en catimini comme un voleur. Ni vu ni connu – elle commence par un frisson soyeux dans les branchages du jardin, un renard qui se faufile – aussi silencieux qu’un « ange timide ». (« Pourquoi ne voit-on jamais Dieu ? » me demande un petit garçon du village. Ma perplexité lui permet d’enchaîner sur la meilleure des réponses : « est-il aussi timide que les renards ? »)
Insaisissables. Voilà comment se réveillent la mémoire et la vie.
Imprévisibles !
Tu tires un fil et tu ne sais jamais ce que tu vas ramener à l’autre bout.
Tu mords dans une madeleine et tout Combray vient avec.
Tu souris à un enfant et c’est le ciel qui s’ouvre.
Tu cherches un timbre, une photo jaunie tombe entre tes mains, te voilà enseveli sous une avalanche de passé.
Tu tires un bout de ficelle et tu tiens un dieu par la patte.
(…)
La mémoire lumineuse ne se rend pas aux grandes parades, elle ne se laisse pas convoquer comme à la caserne, ni préméditer comme un crime. Elle humecte les rochers, les murs lépreux comme les fresques, elle surgit où tu ne l’attends pas, dans le sublime tout comme dans le dérisoire, dans l’immense comme dans l’anodin, elle est au temple comme dans l’armoire à balais, sous une jupe de femme, sous les pattes d’un ours, sous la tiare d’un grand prêtre… Les passeurs d’eau, les passeurs de mémoire sont des passoires d’eau, des passoires de mémoire, ils ne retiennent rien pour eux-mêmes, rien. Si tu en as rencontré sur terre, tu vivras. Ne lâche pas le fil !
Christiane Singer, Où cours-tu? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi?